Acad. Ioan-Aurel Pop: Le rôle de l’Académie Roumaine dans le contexte des académies européennes

Hélène Carrère d’Encausse, ancienne secrétaire perpétuel de l’Académie Française, a tenu en 2010 une conférence intitulée « Le Mystère de l’Académie », dans laquelle elle a cité un discours mémorable de Paul Valéry sur la vocation de cette institution : « Dans un monde instable où le pouvoir politique est enchaîné à l’absurde et à l’immédiat et engagé dans une lutte perpétuelle pour l’existence, une résistance à la hâte, à la confusion, à la versatilité, aux passions réelles ou simulées est indispensable. On pense à un îlot où se conserverait le meilleur de la culture humaine ! Il ne dépend que de nous de porter insensiblement à cette magistrature idéale l’Académie française ». Et l’Académie Française a accompli heureusement cette magistrature idéale.

Les académies sont nées pour être des sociétés savantes, destinées à promouvoir la connaissance dans les domaines des arts et des sciences. Le modèle moderne d’organisation de ces établissements est venu en Europe centrale et du sud-est de l’Ouest, et surtout de France, où l’érudition individuelle du XVIe siècle et l’érudition collective du XVIIe siècle ont créé les conditions les plus favorables à de telles entreprises. L’Orient avait sa propre tradition à cet égard, développée dans la Nouvelle Rome et (en général) dans l’Empire romain d’Orient (appelé plus tard, assez tard, l’Empire Byzantin), mais la force de cette tradition a été sérieusement affaiblie après la chute de Constantinople en 1453 et la « captivité » de la Grande Église. Ainsi, le modèle occidental de connaissance scientifique et de création artistique est devenu séduisant même là où « Byzance après Byzance » (Nicolae Iorga) avait laissé des traces profondes, c’est-à-dire dans le « Commonwealth byzantin » (Dimitri Obolenski). Des sociétés savantes ayant rang d’académies, d’universités ou de grands collèges jésuites (collegium maius) ou protestantes furent créées sur le territoire de l’actuelle Roumanie dès le XVIe siècle, mais elles avaient des domaines limités et des existences plutôt éphémères.

La première institution moderne de ce type, basée sur le modèle français, a été créée en Roumanie peu après l’unification des Principautés, en 1866, en tant qu’institution littéraire et historique, qui a acquis une portée générale (elle s’est étendue à tous les grands domaines de connaissances et recherches) au cours de la seconde moitié du XIXe siècle. C’était l’époque de la chute des grands empires et de la formation des états nationaux dans cette région. L’Académie Roumaine avait la tâche de fortifier l’identité nationale dans le cadre du concert européen et de fonctionner dans l’ensemble des académies du vieux continent. Après tous les avatars qu’elle a traversés après la Seconde Guerre Mondiale, pendant le régime communiste, l’Académie a aujourd’hui le statut du plus haut forum scientifique et culturel de Roumanie, un forum qui rassemble des personnalités de premier plan, du pays et de l’étranger, de tous les domaines de la création intellectuelle et qui a, de par la loi et par vocation, pour mission d’être un établissement de recherche fondamentale. Les deux objectifs fondamentaux de l’Académie roumaine – consacrer les plus grandes personnalités de tous les domaines (sciences fondamentales, sciences sociales, sciences techniques, sciences humaines, arts) et mener des activités de pointe dans la recherche scientifique et la création culturelle – placent l’institution dans le contexte de la tradition ancienne qui marque profondément le présent et qui prépare, avec intensité et compétence, l’avenir.

Face à ce rôle historique majeure de l’Académie Roumaine, joué depuis plus d’un siècle et demi, la stratégie de l’institution est marquée non seulement dans tous les actes officiels ayant force de loi ou de règlement, mais aussi dans sa mission historique, dans tous ses accomplissements durant les périodes de liberté, d’égalité, de fraternité et de démocratie, successivement depuis 1866. L’institution possède donc en elle-même une grande force intellectuelle et morale pour fonctionner selon des règles précises, selon les coutumes et la tradition, sans innovations hâtives. L’Académie roumaine cultive et promeut la connaissance et la création dans tous les domaines (disciplines). Il est évident que, malgré les anciennes dichotomies et perceptions, les sciences fondamentales et technico-appliquées occupent aujourd’hui la plus grande part dans la recherche et dans la formation des jeunes générations. Mais, comme dans tout ce qui est humain, il y a aussi dans ces nouvelles formes de connaissance et de fonctionnement de la société, un grand danger : on pourrait transformer les technologies sophistiquées (qui doivent rester seulement des méthodes au service de l’homme et de l’humanité) en objectifs en soi. Et cette tendance, déjà mise en pratique, malheureusement, par certaines institutions, forces et personnes influentes, produit ses fruits indésirables, qui altèrent profondément l’essence humaine et transforment certains jeunes en analphabètes fonctionnels. C’est pourquoi l’Académie Roumaine doit toujours se rappeler ses objectifs initiaux, à savoir la culture, la promotion, la défense et l’explication de la langue et de la littérature roumaines, de l’histoire nationale, de l’ethnographie, de l’art et des sciences humaines en général. De ce point de vue, l’Académie reste une institution identitaire, peut-être la plus haute institution défendant l’identité des Roumains au sein du concert européen. La langue et la littérature, comme l’histoire, doivent d’abord avoir le statut de matières fondamentales dans l’enseignement préuniversitaire. Dans les grandes cultures traditionnelles européennes et mondiales, ces revendications peuvent paraître mesquines, limitées, voire nationalistes, alors qu’elles visent en réalité à défendre la pluralité et l’interculturalité, nous empêchant de devenir uniformes et de nous transformer en robots.

Le bon fonctionnement de l’Académie dépend, naturellement, du progrès de la société dans son ensemble, mais il dépend, avant tout, de sa cohésion interne, de sa force morale et matérielle. Cette force morale se réalise grâce à la solidarité des membres, des sections, des branches, des instituts, des centres de recherche et de création, de tous les collaborateurs, des fondations et des associations, etc. L’Académie promeut non seulement des valeurs scientifiques, culturelles, esthétiques ou philosophiques, mais aussi des valeurs morales, démocratiques et déontologiques. Les objectifs de la recherche ne peuvent pas nous être indifférents, car l’expérience historique montre, à travers le temps, comment des inventions admirables, qui auraient pu changer la vie des gens pour le mieux, ont fini par être utilisées à des fins destructrices, odieuses et inhumaines. Pour éviter de tels dérapages, tous les programmes de recherche et de création des instituts et centres de l’Académie ont au premier plan le bien des personnes et de l’humanité.

La direction de l’Académie s’efforce de cultiver la valeur et de rétablir la confiance dans le dialogue européen et dans les idéaux d’une Europe unie. Des contacts intenses avec des institutions européennes et mondiales similaires nous aident à nous auto-examiner périodiquement, à nous autoréguler et à réussir à maintenir nos performances et à en atteindre de nouvelles. Il est bon d’activer et de réactiver tous les leviers de coopération internationale et de dialogue académique.

La publication d’œuvres originales actuelles et d’œuvres classiques (au sens de modèles) dans tous les domaines, ainsi que des nombreuses revues de l’Académie, des instituts et des centres, est un devoir de première importance. Un exemple à suivre est celui de la Fondation nationale pour la science et l’art (créé dans le cadre de l’Académie), qui, avec ténacité, compétence et constance, a publié, depuis les années 2000 jusqu’à aujourd’hui, plus de 400 volumes de nos grands écrivains. Il s’agit du modèle le plus parlant d’un programme d’intérêt national qui part d’un objectif fondateur de l’Académie Roumaine et qui s’est avéré fructueux. Une quantité impressionnante de synthèses de tous les domaines patronnés par nos sections a été réalisée.

L’Académie Roumaine participe, conformément à la loi et à son statut, à l’échange international de valeurs scientifiques et culturelles, fait partie d’organisations internationales prestigieuses, dans le but de promouvoir l’esprit académique, la science et la culture du plus haut niveau et de défendre les valeurs européennes. L’Académie roumaine veille, avec d’autres institutions, au bon fonctionnement de l’« Accademia di Romania » à Rome et de l’ « Institut roumain de culture et de recherche humaniste » à Venise, fondés respectivement par Vasile Pârvan et Nicolae Iorga (tous deux membres de l’Académie), entre les deux guères. Elles furent fondées, comme l’École roumaine de Paris, aujourd’hui disparue, sous l’égide de l’Académie et elles fonctionnent encore sous l’égide de l’Académie. La présence de boursiers de l’État Roumain à Rome et à Venise intéresse l’Académie à former de cette manière des spécialistes en sciences humaines et sociales, en langues et littératures, en histoire des arts, pour ses propres instituts. L’Académie possède un patrimoine culturel impressionnant, le vrai trésor national. Seulement la Bibliothèque de l’Académie détient 14 millions pièces (manuscrits, codex, livres, monnaies et médailles, estampes, œuvres d’arts, photos, etc.).    

Aujourd’hui, à l’ère de la numérisation, l’Académie participe, au plus haut degré, au développement et à l’échange de valeurs culturels.. Les académies peuvent revitaliser l’Europe si elles parviennent à imposer un rôle fondamental à la connaissance et à l’éducation basé sur la culture, sur la culture générale et sur l’érudition. Il est démontré depuis deux millénaires que l’humanité ne peut progresser ni même exister sans création, sans investigation et enquête sur le monde qui l’entoure, sans questionnement sur la nature et la société, sans réponse aux défis quotidiens. De ce point de vue, les académies ont et continueront d’avoir – malgré certains sceptiques et grincheux – un rôle essentiel dans la société. L’Académie Roumaine tente de fonctionner comme « un îlot où se conserverait le meilleur de la culture humaine ». Ce que signifie – comme disait Paul Valery – « de porter insensiblement à cette magistrature idéale » l’Académie Roumaine aussi, à côté de l’Académie Française. 

 

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Asociația Anima Fori - Sufletul Cetății s-a născut în anul 2012 din dorința unui mic grup de oameni de condei de a-și pune aptitudinile creatoare în slujba societății și a valorilor umaniste. Dorim să inițiem proiecte cu caracter științific, cultural și social, să sprijinim tineri performeri în evoluția lor și să ne implicăm în construirea unei societăți democratice, o societate bazată pe libertatea de conștiință și de exprimare a tuturor membrilor ei. Prezenta publicație este realizată în colaborare cu Gazeta Românească.

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