Je vous propose de récapituler un peu la chronologie finale de l’élargissement de l’Union européenne. Vous savez très bien que le régime communiste n’a pas permis un tel processus. C’est pour cela que l’élargissement de l’Union européenne a longtemps été entravé, voire stoppé. Et pourtant, au dehors des interdictions du communisme, se sont ajoutés d’autres motifs. C’était claire que, malgré la chute des régimes totalitaires, les Pays de l’Est n’étaient pas préparés pour à rejoindre immédiatement l’Union. D’autre part, c’étaient les préjugés formés durant les siècles. Parmi les peuples de l’est du rideau de fer, ceux situés plus à l’ouest et qui étaient catholiques et protestants étaient préférés. L’Europe de Charlemagne a longtemps été considérée comme la seule Europe viable et nécessaire. L’autre Europe – celle byzantine – c’était autre chose, c’était l’Europe égaré ou éloigné. Petit à petit, les choses ont légèrement changé, mais jamais radicalement. Les pays orthodoxes étaient considérés comme extra-européens, comme d’anciennes régions « schismatiques », non préparées aux « valeurs européennes ». Heureusement, la Grèce, pays de l’Orthodoxie par excellence – même si le cœur de ce monde, Constantinople, n’été plus, depuis longtemps, « la deuxième Rome » – est entrée dans l’Union européenne en 1981. Naturellement, la Grèce n’est pas devenue un pion de l’Europe occidentale, comme les dirigeants de Strasbourg et de Bruxelles l’espéraient, mais elle avait inventé la démocratie et il fallait donc lui pardonner toutes les fautes. En 2004, dix pays ont rejoint l’Union européenne : République tchèque, Chypre, Estonie, Lettonie, Lituanie, Hongrie, Malte, Pologne, Slovénie, Slovaquie, tous catholiques et protestants, à l’exception de Chypre. Chypre était une bizarrerie parce qu’il est géographiquement situé en Asie, parce qu’il est divisé territorialement, ethniquement et politiquement (la partie turque et musulmane ne fait pas partie de l’UE) et parce que c’est un pays orthodoxe. Chypre constitue la deuxième brèche créée dans l’UE en faveur de l’Orthodoxie. La Roumanie et la Bulgarie, anciens pays communistes et orthodoxes, n’ont pas été admises dans l’UE qu’en 2007, après de nombreuses négociations, oppositions et propos discriminatoires. Les voix les plus véhémentes contre la Roumanie et la Bulgarie sont venues des pays germaniques et nordiques, pays qui se considèrent ultra-civilisés et, par l’intermédiaire de leurs élites politiques, méprisent les peuples « périphériques » et « sans histoire ». Le fait que la Roumanie et la Bulgarie ne soient pas aujourd’hui pleinement intégrées à l’espace Schengen est dû aux mêmes préjugés qui sont devenus des politiques d’État dans certains pays (Autriche, Pays-Bas), qui négligent ces « pions insignifiants » de l’Europe. Pourquoi ces pays sont-ils, à certains égards et sur certains indicateurs, les retardataires de l’Europe unie, plus personne ne se le demande. Pourquoi sont-ils des « pays de la périphérie » ? Pourquoi des centaines d’années sont-elles été laissées à la merci des grandes puissances (l’Empire ottoman, l’Empire romano-allemand – devenu un temps autrichien et puis, pendant cinq décennies, l’Autriche-Hongrie –, l’Empire russe) ? Pourquoi ont-ils été versés, après la Seconde Guerre Mondiale, par les grandes puissances occidentales dans la « cour » de Staline et des Soviétiques ?
De plus, mettre ces pays (la Bulgarie et la Roumanie) dans le même bateau a amené de nombreux Occidentaux à les regarder de la même manière, à les considérer comme identiques, avec la même identité et la même histoire. Il est clair que les Roumains et les Bulgares sont des Européens et des chrétiens et qu’ils ont contribué à la construction des valeurs européennes. L’Europe n’a jamais été exclusivement celle de l’Occident, ni seulement celle de Charlemagne, ni celle de la Deuxième ou de la Troisième Rome, ni celle de l’Allemagne, ni celle de l’Autriche. L’Europe est bien plus riche et plus complexe.
En Europe, il existe (au-delà de quelques exceptions) trois grandes catégories de peuples : les romans, les germaniques et les slaves. Alors que les Bulgares appartiennent à la catégorie des Slaves (du sud), les Roumains sont romans – comme les Italiens, les Français, les Espagnols, les Portugais, les Catalans, etc. – et ils font partie de la romanité orientale, étant les seuls héritiers actuels de cette romanité. Près de 80 % des mots que les Roumains utilisent dans leur vie quotidienne sont d’origine latine, hérités des processus d’ethnogenèse et de glottogenèse ou progressivement repris comme néologismes d’autres langues, principalement romanes.
Je ne veux pas vous dire ici et maintenant quand, où et comment se sont formés les Roumains. Ces choses ont été depuis il y a longtemps étudiés et elles sont bien connus. Le peuple roumain, formé à présent d’environ 25-30 millions de personnes, qui habitent pour la plupart au nord du Danube, est, tout comme au Moyen Age, le peuple le plus nombreux du Sud-Est européen. Il est le seul héritier actuel de la romanité orientale ; le seul peuple roman isolé de la grande masse latine ; le seul peuple roman européen dont la langue contient un superstrat slave ; le seul peuple roman de rite chrétien oriental (orthodoxe) ; le seul peuple roman à avoir, au Moyen Age, le slavon pour langue liturgique, de chancellerie et de culture ; le seul peuple roman obligé de vivre plus de quarante ans (1945-1989) sous un régime communiste ; le peuple roman dont l’histoire est la moins connue en Occident.
Néanmoins les Roumains se revendiquent, par une part fondamentale de leur identité, comme appartenant à l’Occident, alors que par l’autre ils se rattachent au Sud-Est européen.
Ainsi, par leur origine, leur langue, leur nom et la manière de la leur christianisation, les Roumains appartiennent au l’Occident, en tant que par la leur église, par la culture byzantine-slave du Moyen Age, par l’alphabet cyrillique (utilisé jusqu’au XIXe siècle), par leurs liens sud-est européennes appartiennent au l’Orient. Les Roumains ne se trouvent pas entre les deux zones déjà mentionnées de l’Europe, mais forment la région de confluence des deux zones. Cette dualité a donné naissance á une synthèse originale, unique.
Per conséquence, les Roumains étaient et restent des Européens, des Européens par rapport à l’ensemble de l’Europe, de l’Atlantique à l’Oural. Le modèle de civilisation victorieux en Europe a été celui Occidental, mais à l’époque contemporaine on a vu que la diversité des modèles peut enrichir l’ancien continent. L’Occident ne peut plus se substituer à l’Europe, qui constitue une réalité bien plus vaste. Les vieilles civilisations se fatiguent toujours. Il en est ainsi depuis le début du monde. Il est désormais prévu d’élargir l’Union européenne aux pays des Balkans occidentaux, à l’Ukraine et Moldavie et peut-être à la Turquie (après le retour de la Turquie aux valeurs européennes). La Roumanie ne peut et ne veut pas refuser ces plans d’expansion. La plupart des Roumains pensent que l’Union européenne sera beaucoup plus forte lorsqu’elle inclura tous les pays européens.
Aujourd’hui, pendant les guerres qui nous entourent, c’est difficile de parler d’un avenir glorieux et même de penser à l’élargissement de l’Union Européenne. Mais on est ici, dans ce club de discussions fondé grâce á un grand savant – l’ancien président de l’Académie Roumaine, Eugen Simion – non seulement pour penser, mais même pour rêver l’Europe.
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